Si je me penche sur mon enfance bretonne en quête d’apprentissages scolaires, je me revois d’abord à l’école primaire catholiquement appelée « L’Enfant-Jésus », sise à l’ombre de l’église paroissiale Saint Tremeur, lieu quotidien de nos dévotions.
Les images enfouies remontent lentement, flux mémoriel que je convoque en apnée. Surgissent des visages. Celui de sœur Maria apparaît, petite femme débonnaire et rondelette comme pomme d’api. Je la repère assise au piano. Elle chantonne tout en latinisant, figure de chouette à lunettes plaquée sur ma rétine, car elle déclenchait en moi un fou rire réprimé. D’un geste vif, elle rejette sa cornette, avant de prendre la parole puis de faire des gammes virevoltantes. Nous suivons une leçon de musique aussi inventive que sommaire !
Notre sœur, armée d’une curieuse férule, maniait allègrement son aiguille à tricoter gigotante ! Cette arme de poing lui servait d’ailleurs autant à se gratter la tête qu’à nous piquer pour insubordination quand elle rythmait quelques gammes au piano.
Elle nous inculquait également des rudiments de latin d’église qu’elle pratiquait couramment comme tout membre actif de la communauté catholique, avant le bouleversement né du Concile Vatican II qui supprima la messe en latin ! Amen !
La Nonnette fut vite remplacée par une jeune institutrice, mademoiselle L’Helgouac’h, à peine plus latinisante que notre sœur, mais diserte en potins amoureux auxquels nous prêtions bonne oreille. Façon de transmettre rapidement contestée par mes parents qui décidèrent de m’inscrire en pension, autant dire en exil. Car l’idée de quitter la Maison, nid familial que j’adorais, me chamboulait, mais je n’en laissais rien paraître. J’étais pourtant persuadée qu’il me fallait apprendre le Latin. Rien n’est plus facile à convaincre qu’une jeune brebis catéchisée. J’avais compris que cette langue ancienne était requise pour nourrir, d’excellence, la substantifique moelle de notre esprit ! Affaire de distinction comme dirait Bourdieu ! je dus obtempérer.
J’entrai donc au pensionnat sis hors la ville de Landerneau, tristement appelé « Le Calvaire ». Contrairement à ce vocable peu attractif, je me sentis à l’aise dans cette belle bâtisse environnée d’arbres, ornée de jardins fleuris, parfumés, colorés que nous parcourions au printemps quasiment enivrées. Cette Institution éducative nous offrait curieusement deux visages, tel le dieu latin Janus.
Aquarelle du monastère de Landerneau (1896)
D’une part s’étendait notre domaine aux vastes bâtiments percés de grandes fenêtres, d’autre part, en retrait, un couvent de Bénédictines nous tournait le dos. Nous savions que les nonnes, encloses dans le silence, vivaient une autre vie que la nôtre ; invisibles à nos yeux, sauf le dimanche matin qui nous réunissait dans la chapelle pour la grand’ messe chantée. Je me souviens ! Les Bénédictines cloîtrées « à vie » faisaient alors entendre leurs voix angéliques en suspens au-dessus de la clôture, symbole de claustration volontaire. Nous les pensionnaires, jeunes oiselles en cage semi-ouverte, nous étions très impressionnées, pleines d’interrogations existentielles que recueillait notre voisine, la douce rivière Elorn devenue confidente de nos discussions amicales. Je souffrais toujours d’être séparée des miens, cependant j’acceptais cette contrainte qui devait m’éduquer et m’instruire aux nobles sources du savoir ! C’est pourquoi je considère, depuis longtemps, ce chemin rigoureux comme une sorte de Purgatoire intérieur. Chacun de nous s’appuie sur ses propres repères tous dus à notre éducation. Je m’approchais ainsi de Dante Alighieri « Il sommo poeta » que je rencontrai dès l’enfance, grâce aux gravures de Gustave Doré commentées par ma mère, figures qui devaient illustrer ma vision du monde plutôt binaire au point de départ.
En tout état de cause au fil des jours, au fil des cours, le Latin prit le nom et la forme d’une ville appelée « ROME ».
L’Urbs antique devint bientôt « L’unique objet de mon assentiment ». Je paraphrasais ainsi une tirade en alexandrins tirés de la tragédie cornélienne que nous déclamions à l’envi par esprit de compétition ; mais en cette occurrence, je me sentais bien différente de Camille, noble héroïne pleine de « ressentiment » envers cette cité haïe qui « lui prit son amant » Curiace !
La langue italienne, suave et musicale, née du latin, vint bientôt chanter à nos oreilles ouvertes à l’histoire des Romains, peuple italique. AMOR anagramme de ROMA soit AMOUR. La Ville nous faisait signe quand défilaient sous nos yeux les lieux romains témoins d’une antique et vénérable civilisation « le Latium, les sept collines, le Tibre, le Forum » furent autant de repères tracés noir sur le blanc de nos livres austères. Une professoressa, sœur Agnès de Jésus, nonne fragile tel un roseau, nous enseigna « Il bel parlar » « sotto voce », mais avec cœur et exigence.
Rome, ville papale, constituait le lieu saint de pèlerinages pour ces Filles du Saint-Esprit vouées à l’enseignement par vocation, nous l’espérions !
Elles pouvaient donc à l’occasion d’un séjour romain, prier dans la basilique Saint-Pierre, baiser la mule du premier pape ! Admirer la pompeuse majesté du baldaquin érigé par le Bernin et qui sait ? S’évanouir d’émotion devant un groupe sculpté dans l’église Santa MARIA della Vittoria La fameuse « Transverbération de Sainte Thérèse d’AVILA » ! Œuvre imposante, choc marmoréen, qui exprime l’amour divin tel que le conçut la Sainte espagnole. Union mystique sœur de l’extase amoureuse. J’imagine, à côté d’elle, nos religieuses bretonnes pudiques, poitrine corsetée, robes longues, qui contemplent, bouleversées, la sainte en proie à ses fantasmes transcrits avec un tel art de la description que son autobiographie étonne et retient le lecteur.
Peu importe mes supputations d’aujourd’hui ! L’essentiel me reste en l’esprit. Notre sœur enseignante de latin et d’italien connaissait assez bien les deux langues pour nous ouvrir à un autre monde né sur les bords lumineux de la Méditerranée. Elle devait orienter mes goûts et les fixer définitivement au sujet de l’Italie.
Dans le terreau breton du Léon, proche des côtes anglaises, s’implantèrent racines françaises, latines et italiennes. Elles se mêlèrent, grandirent, s’épanouirent au fil des ans tant à Paris qu’à Orléans. Nouvel élan ! Cette ville ligérienne nous offrit des espaces culturels telle que l’association Dante Alighieri. Miracolo ! Elle ouvrait ses portes aux amoureux de la langue et de la civilisation italienne. Je m’inscrivis aux cours, élève attentive et comblée. Je rêvais bientôt de voyager « au beau pays où fleurissent les orangers »…
C’est là que je rencontrai une femme savante du nom de Louf-Cani. Elle fut pour moi un vrai guide qui me mena en Italie dans les Marches, escalier symbolique que je gravissais au fil des heures, au fil des cours, en sa vivante compagnie. Elle figure aujourd’hui, sous forme d’enluminure, dans un précieux recueil intitulé « Mes riches heures en Italie ».